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Marie Murski : l'épaisseur et la lumière

Âpre, puissant, le roman parait ce jour. Lire Les Orchidées volantes, c'est entrer dans une épaisseur. Immédiatement. Marie Murski nous installe dans un lieu inassignable et dans une durée.

L'histoire tient en peu de choses. Le jeune Gabriel a quitté une banlieue crasseuse dans l'espoir d'une autre vie. Il emmène avec lui une petite fille, la « petite fille à la robe bleue ». Au terme d'une errance sur les chemins, durant laquelle meurt, dans des circonstances troubles, la petite fille, Gabriel parvient dans une ferme reculée. Il n'en partira plus. À force de travail, conduit par une idée devenue obsession, faire pousser des orchidées, Gabriel redonne une raison de vivre à la maisonnée, qui succombe à son charme : le vieux Côme, la fille Agathe qu'il épouse, Paulin, le simple qu'il recueille, mais aussi Ghislaine qui les visite entre deux cures de désintoxication. Mais les plantes réclament toujours plus de soin à mesure qu'elles croissent et se multiplient, et Gabriel meurt d'épuisement. Le reste de la famille, orphelin de Gabriel, va tenter de poursuivre...

Le domaine se nomme « Les Tenailles ». Les locaux disent le bout du monde. Aux alentours les villages sont peu à peu quittés. La nature, âpre, puissante, angoisse, car elle est étrangère : rien ne saurait l'attendrir. Les gouffres se creusent, la montagne, un roc, avance inexorablement. Trop vite, on songe à ces romans d'anticipation qui postulent une catastrophe écologique, tel La route de Cormac Mc Carthy. Pourtant non, nul cataclysme, nulle fin du monde. Simplement, la Terre n'est pas la même. Elle est celle des Orchidées. Seul le vertige est identique.

Le rythme du roman est progressif. À la limite du supportable. On en viendrait à espérer une scansion, une accélération telle que l'exigent les codes narratifs actuels. Mais si lente est l'évolution, nulle longueur. Plutôt une durée, un temps qui enfle de l'intérieur. Celui de la mesurée croissance des plantes. La sourde menace qui gronde dans l'usure à la tâche. Le travail harassant auquel s'astreignent Gabriel, Côme, Paulin, Agathe et Ludie. Il n'est plus de seuil entre la nuit et le jour, chaque heure succède à l'autre, et chaque jour au suivant. Ce temps inexorable gagne peu à peu le lecteur, et l'installe insidieusement, à son tour, dans la durée du livre. Les Orchidées referment leur piège.

Au sein de cette épaisseur, quelque chose résiste à la clarté, à la simplification des choses. La beauté du livre tient à ce que Marie Murski sème des motifs, page après page, dont on sait très bien qu'ils ont quelque chose à donner, des symboles comme autant de cailloux semés, sans qu'on ne sache encore de quelle porte ils sont la clé. On sait même pertinemment qu'en dépit des efforts, pourrait-on s'y arrêter un moment, on ne parviendrait pas à les déchiffrer – y arrivera-t-on à la fin du livre ? – et qu'il faut avancer, toujours, encore, confiants.

Et ce qui fonde cette confiance inébranlable du lecteur, ce qui fait que le lecteur, se sachant aveugle, se livre à la force vertigineuse de cette lecture, c'est la langue de Marie Murski. Elle avance d'un pas assuré, la langue se déploie campée sur ses appuis, comme tendue, un mot après l'autre, par une absolue nécessité. Marie Murski a écrit de la poésie, et depuis cette mémoire, elle déplie ce roman.

C'est une histoire de fous. D'une famille qui vit en autarcie, dans une ferme, drôle de phalanstère où se réfugient les damnés de la terre. Et qui se met à cultiver rageusement, obstinément, des orchidées. Ces plantes les dévorent. Cette folie les tient et les ronge, les exalte et les corrompt.

Les Orchidées volantes sont une tragédie grecque : dans ce lieu, unique, ce temps implacable qui avance jusqu'à sa fin certaine, les relations de puissance se confrontent à l'affectif, au poids de l'inconscient, à l'écrasante fatalité. Une autorité dépasse complètement les hommes, attendrissants de persévérance et d'efforts obstinés, mais si vulnérables. Ils courent vers une mort inéluctable – on le sait, on le sent, mais nos yeux s'écarquillent malgré tout, fascinés par cette course folle.

Les Tenailles existent. Une fois le roman terminé, le vertige perdure. L'histoire a une fin, assez définitive même, mais cette fin n'achève rien, et le voile se lève sur une nouvelle opacité. C'est le signe des vrais livres, qui ne cessent de tourmenter.

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